l était une fois un petit gaillard, râblé, au raz des mottes. Il apparut un jour, déboulant d’un talus, les poings serrés, poussant un grand cri jubilatoire, roulant dans l’herbe grasse et le soleil du matin.
Il se retrouva tout étourdi, louchant sur la terre rousse qui lui maculait le nez, poussiéreux, assis au milieu du chemin qui ne mène nulle part. « Gou ? » demanda-t-il. « Gou ? » répéta-t-il. Comme personne ne répondait, il se leva et commença de marcher. Tantôt, il empruntait le chemin doux sous ses pieds nus, shootant les cailloux, poursuivant un carabe, tantôt il se lançait le nez en avant et les mains écarquillées dans l’herbe qui lui chatouillait le menton, lui arrachant des rires à s’en dérouler les tripes.
Tout était donc parfait jusqu’à ce que vienne la première nuit.
Lorsqu’il réalisa que le soleil perdait de sa force et s’abaissait à la rencontre des forêts bleues, il s’arrêta, immobile, légèrement inquiet. « Gou ? » exprima-t-il, incertain. Voilà que ce monde éternel menaçait de basculer. Que se passait-il ? Les bruits du jour, les chants des oiseaux, les bruissements des insectes, le souffle du vent, tout le déploiement de la vie ralentissait tandis que le ciel rougeoyait. Puis le soleil mourut dans un silence total et lui, debout, sur une colline, interdit, conservait encore au fond de sa rétine l’image du disque rouge. Puis même cette empreinte s’éteignit. « Gou ? » lança-t-il encore, peut-être plus pour entendre sa propre voix que dans l’espoir d’une réponse.
Le silence de la nuit, l’air glacé montant des sombres forêts à ses pieds et surtout l’obscurité, l’infinie obscurité, se répandit au fond des vallons, puis gagna peu à peu les hauteurs, l’engloutissant d’une vague silencieuse et définitive.
Là, ce fut la terreur, comme si cette marée glacée pénétrait en lui par tous ses pores, l’entraînait dans ses profondeurs. D’abord, il poussa un grand cri qui se perdit dans la nuit, sans le moindre écho qui eût pu le rassurer sur la permanence du monde. Après la toute-présence du jour, régnait le néant, le vide infini dont il gardait peut-être d’un passé lointain l’obscure souvenance. Un frisson le secoua tout entier. Il vacilla. Un dieu avait fermé les yeux et lui n’existait plus. Ses jambes cédèrent et il s’écroula, roulant sans connaissance jusqu’au fond de cet abysse.
Il s’éveilla, avec dans sa gorge le goût d’horreur de la nuit. Il se leva pour interroger le monde sur le drame de la veille. Le monde était bien là, mais dans cette insouciance totale de qui a l’éternité pour lui, comme si rien ne s’était passé. Il parcourut le monde des yeux, interloqué: les mille créatures vaquaient alentour, les fleurs fanées de la veille étaient remplacées par de nouvelles, les éphémères morts sur le chemin séchaient déjà, ignorés des jeunes éclos du jour qui s’entrecroisaient sans les voir, les prédateurs se mettaient à nouveau en chasse et les lapereaux graciés de la veille craquaient déjà sous leurs dents. Comme si, sur cette terre, tous les êtres s’accordaient à oublier, et qu’aucun être de mémoire n’assumait de porter témoignage de cette tragédie de fin du monde qui s’était jouée la veille.
Il n’en croyait pas ses yeux. Il erra toute la journée, cherchant avec qui partager sa terreur, avec qui évoquer, ne fût-ce que d’un regard, la déchirure indicible dont ce monde avait été le théâtre.
Ce fut peine perdue, tous les êtres, comme d’une commune entente, étaient totalement absorbés par leur présent, ne laissant aucune place au passé.
Ce fut avec le profond sentiment de sa solitude qu’il vit à nouveau le soleil s’incliner à l’ouest. Ce fut trop: il courut dans cette direction tentant par ses cris et ses gestes de retenir le jour, d’arrêter le meurtre qui était en cours. Il traversa bois et champs, prairies et marais. Il courut longtemps, et ne se laissa tomber sur le sol, pantelant, les joues ravagées par les larmes, la gorge en feu, que lorsqu’il réalisa qu’il ne pouvait en aucune façon empêcher que la tragédie ne se reproduise pour la deuxième fois. Le désespoir s’ajouta à la terreur, le laissant inanimé sur le sol rugueux trouvé à ses pieds.
A son réveil, le cauchemar se reproduisit: le soleil brillait et le monde était là, comme si rien ne s’était passé. Cette fois, c’était trop. La rage le prit, l’envahit, pénétra jusqu’à l’extrémité de ses doigts de pieds. Il en tremblait. Il prit alors la décision de sa vie: puisque personne ne voulait assumer ce rôle, il l’endosserait. Face aux dieux qui répétaient jour après jour le meurtre du monde, face à toutes les créatures, complices car témoins lâches et muets de cette atrocité, lui, debout sur ses petits pieds, porterait ce témoignage et pointerait le doigt, accusateur refusant toute compromission, sur les responsables tout-puissants. Certes, face à eux, il ne pouvait rien, mais, quoique poussière, du moins pouvait-il consacrer sa vie à être la mémoire du monde.