Les 2 mains de la princesse

l était une fois une jeune et jolie petite princesse. Elle était affirmée, charmante et pleine de vie. Elle passait sa jeunesse auprès de son père et de sa mère. Ils habitaient au bord d’un lac dans un palais qu’ils avaient peuplé de lapins pour servir de compagnons de jeu à leur fille, pensant ainsi que l’heureuse nature de ces animaux influerait sur son caractère déterminé : « Une petite lapine; voici un bon modèle pour une princesse ! » répétait son père (ou était-ce sa mère ?).

La petite princesse vivait ainsi depuis de nombreuses années lorsque survint un événement terrible: un soir qu’elle se promenait auprès du lac, portant sa petite lanterne, entourée de charmants petits lapins qui gambadaient autour d’elle, survint un être redoutable et mystérieux. On n’eut que le temps de voir une grande ombre envelopper le palais et les jardins, le lac et les lapins. Les ténèbres se répandirent sur toute la contrée, enveloppant chacun de ses habitants. Même la petite lanterne de la princesse ne put lutter contre cette obscurité magique. On n’entendit plus rien, la nature elle-même suspendit sa respiration. Puis, au plus profond de la nuit, on vit un éclair – certains dirent que c’était un large couteau où l’on vit se refléter la petite lanterne. Puis l’obscurité retomba, un cri retentit, puis les sanglots où tous reconnurent la voix de la petite princesse.

Les ténèbres durèrent longtemps encore, aussi longtemps que les sanglots de l’enfant. Et pendant ce laps de temps, il se passa une chose étrange. Je le sais car les ténèbres me l’ont dit. J’ai aujourd’hui le droit d’en parler, afin que chacun dans le royaume en soit informé.

Au plus profond de la nuit, dans le vide absolu du silence, la princesse, d’un seul coup de couteau, eut les mains tranchées. Et ses deux mains, tranchées, sanglantes, se débattaient sur le sol, détachées de celle à qui elles appartenaient. Il faut avoir de la reconnaissance pour les ténèbres d’avoir caché à la vue de chacun l’horreur d’une telle scène ! Cependant, elle eut bien lieu et les souffrances de la princesse furent indescriptibles.

C’est à cet instant que le premier des deux miracles de cette nuit se produisit: une petite lapine – la préférée de la princesse – s’approcha de la main droite. Si fort était son amour pour l’enfant qu’elle vainquit la crainte instinctive des lapins pour le sang. Elle s’approcha, lécha doucement les gouttes rouges répandues sur la main droite, puis, au-dessous, la peau douce, encore tiède et vivante. Plus elle la léchait, plus elle compatissait à l’horreur de la situation et plus elle sentait l’âme de cette petite main pénétrer son cœur. Après un temps, totalement imprégnée de cette jeune âme, la lapine se saisit de la petite lanterne dont le rayonnement entre ses pattes recommençait doucement de percer les ténèbres et, à pas lents, elle s’éloigna, se dirigeant vers les grandes prairies où vivent les lapins.

Autour de la princesse, la lumière revint. La première à arriver sur les lieux fut sa marraine. C’était une fée, bonne et puissante. Celle-ci, du fait de sa grande sagacité, comprit en un instant le drame qui s’était produit. De plus, elle était arrivée assez tôt pour voir disparaître au loin, portant une lanterne, une petite lapine dont la démarche évoquait pour elle sa filleule bien aimée. La marraine, qui outre de bonté, de pouvoir et de sagacité, était dotée de rapidité, comprit qu’elle devait agir immédiatement: ces deux mains, maintenant séparées, devaient être réunies à nouveau. Mais comment faire ? La lapine avait disparu dans les grandes prairies. Comment retrouver une lapine dans ces immenses contrées ? La première idée de la fée fut de placer l’âme de la main gauche dans le cœur d’un lapin mâle: en effet, quelle force plus grande que l’attraction du sexe opposé pourrait réunir les deux mains séparées ? Mais la marraine jugea que l’idée n’était pas si bonne: deux lapins réunis ne pourraient produire que des lapins, or sa filleule n’était pas un lapin, c’était une fillette, de l’espèce humaine.

Et c’est là que se produisit le second miracle de cette nuit fatale. La fée conçut une idée terrible qui la fit trembler. Elle sut quelle autre force d’attraction irrésistible elle pouvait utiliser pour réunir ces deux mains: la force qui attire depuis la nuit des temps le loup vers l’agneau, le lion vers la gazelle, le gerfaut vers l’hirondelle. Elle saisit sa baguette et, réunissant tout son pouvoir, elle interpella l’espèce animale qui depuis toujours se repaît des petits des lapins: le putois:  » Oh toi, âme générique des putois, fais venir à moi le plus affamé des tiens, le plus féroce d’entre les féroces, le plus sanguinaire de cette espèce crainte et abhorrée par la gent des rongeurs ! » Ces paroles ne furent pas prononcées qu’apparut le putois le plus effroyable qu’on vit jamais dans ce royaume. Il était mince, souple, tortueux, de grande taille et de couleur brune – couleur exceptionnelle chez cette espèce. Son œil brillait dans la nuit et ses babines retroussées dégoulinaient encore de ses sanglantes ripailles. La fée ne le vit pas arriver, mais soudain il fut là, la faisant sursauter. Elle s’adressa à lui en ces termes:  » Je te salue, putois d’entre les putois. Je t’ai appelé afin de te confier une tâche exceptionnelle: tiens, repais-toi de cette main gauche qui appartenait à ma filleule bien aimée. Nourris-toi de son sang de princesse, assimile l’âme de sa main gauche, profite de ce repas unique dans ton existence de prédateur. Mais, en contrepartie, cherche la lapine qui a emporté l’âme de sa main droite. Tu la reconnaîtras au fait qu’elle porte une lanterne. Passes-y ta vie s’il le faut, mais retrouve-la, qu’à nouveau soient réunies ces mains qui appartiennent à la plus jolie princesse qui ait vécu ici. Quant à moi, disposant à nouveau des deux mains, je pourrai les rendre à leur propriétaire, qu’à nouveau résonne son rire dans les salles du palais. »

Les yeux du putois brillèrent d’une lueur cruelle. Cette tâche était tout à fait dans ses cordes: tout d’abord un riche repas de princesse, puis une tendre lapine. Voilà de quoi bien débuter la journée !

Il se jeta sur la petite main gauche et la dévora gloutonnement. Puis il disparut sans autre au plus profond de la forêt, là où vivent les putois.

La fée plongea encore la petite princesse dans une profonde torpeur, puis disparut avant que les gens du palais n’arrivent sur les lieux. On plaça la princesse en sommeil dans une salle de douce pénombre et chacun put alors s’abandonner à sa tristesse, et la partager avec tous les habitants du royaume. Cette tristesse dura longtemps, jusqu’à que l’oubli l’estompe dans leur cœur.

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Pendant ce temps, le putois se mit en chasse de la lapine. Et là, les choses se révélèrent moins simples que prévu. Il commença par la chercher de nuit, car les putois sortent la nuit. Mais la lapine – était-ce une habitude qui lui venait de l’âme humaine qu’elle avait absorbée ? – se dissimulait au plus profond de son terrier dès le soir et ne ressortait son petit museau qu’au matin, au moment où, bredouille, le putois regagnait la queue basse la forêt profonde.

Des années se passèrent ainsi. De jour, la lapine vaquait à toutes sortes d’occupations, tandis que de nuit, le putois partait à sa recherche. La lapine fit beaucoup de chose au cours de sa vie, toutes sortes de choses qui l’intéressaient, la passionnaient. C’était une bonne vie de lapine, remplie et honnête. Elle avait oublié depuis longtemps la nuit où, par amour pour une petite princesse, elle avait accepté d’adopter en son cœur une âme humaine. Mais – et peut-être était-ce là les dernières bribes d’un souvenir – la petite lapine en vint à passer beaucoup de son temps à rechercher la compagnie des humains. Elle aimait leur lécher longuement les pieds, leur expliquer comment se préparer un terrier douillet (comme seuls savent le faire les lapines), rester des heures sur leur genoux, afin qu’ils sentent la douce chaleur qui se dégageait de sa fourrure. De plus, sa lanterne éclairait avec beaucoup d’habileté les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Ainsi, les humains appréciaient-ils grandement cette petite lapine et recherchaient sa compagnie.

Quant au putois, il n’avait pas oublié sa mission. Il écumait toute les nuits la contrée, tuait des poussins, des oiseaux et des grenouilles, voire même des lapins ordinaires, laissant derrière lui les traces de ses carnages: sang, touffes de poils, plumes et cadavres exsangues. Mais jamais il ne rencontrait la lapine à la lanterne. Un jour, alors qu’il avait remarqué qu’il avait déjà passé la moitié de son existence à sa vaine recherche, il décida que le temps pressait et qu’il devait continuer sa quête nuit et jour, transgressant ainsi une ancestrale règle de comportement des putois. Il commença par explorer la forêt de jour aussi. Cela était encore supportable, car la lumière du soleil était fortement atténuée par les frondaisons. Cependant, devant l’inefficacité de ses démarches, il fut bien obligé de sortir en plein champ. Et – croyez-moi – il faut de fortes raisons pour qu’un putois, fût-il le plus féroce et le plus sanguinaire, sorte de la forêt pour s’aventurer en plein jour dans les vastes prairies.

Et là, ce qui devait arriver arriva: il rencontra très vite la petite lapine qui portait toujours sa lanterne. Tout d’abord, le putois n’en crut pas ses yeux. Puis, tout à sa joie, il en oublia d’être féroce et sanguinaire et s’adressa directement à elle: » Salut lapine ! Je suis envoyé par ta marraine la fée qui désire réunir à nouveau les deux mains de sa filleule. Je suis chargé de te rechercher et… » Mais là, il s’interrompit. Qu’avait donc dit la fée ? Que devait-il faire après avoir trouvé la lapine ? C’était il y a si longtemps ! Sur le moment, il avait simplement pensé l’avaler, comme des milliers d’autres dans sa vie, mais maintenant, arrivé au but de sa mission, il ne sut que faire.

La lapine décida pour lui. Elle lui dit: « Je ne connais ni fée, ni filleule – quant à des gens aussi laids, cruels et sanguinaires que vous, il n’y en a pas dans mon entourage. » Là-dessus, elle releva son petit menton d’un air dédaigneux et se détourna ostensiblement. Le sang du putois ne fit qu’un tour: quoi ? Il bravait des interdits comportementaux ancestraux, il passait sa vie à rechercher une petite morveuse de lapine, il supportait même de se contenir quelques minutes devant elle au lieu de lui sauter dessus pour la dévorer goulûment et voilà qu’il se faisait dédaigner de si grossière manière ! Cela ne se passerait pas ainsi. Il bondit sur la lapine, le saisit par la nuque, comme le font les putois depuis les origines, et la secoua violemment. Puis sa mission lui revint en mémoire. Il lâcha le petit corps sans réaction et disparut en un instant en direction de la forêt profonde.

La lapine fut profondément affectée par son aventure, cependant elle était bien certaine d’avoir raison: elle n’avait vraiment rien à faire avec un putois. D’ailleurs, elle faisait la grimace à cette seule pensée.

Cependant, elle avait aussi été blessée dans son corps par l’agression du putois. Maintenant, elle avait très peur, était fatiguée et manquait d’énergie. Elle en vint à trouver trop lourde ses journées passées parmi les humains. -Voilà la cause de mon manque d’énergie, se dit-elle. Ce travail m’épuise. Certes, elle n’avait pas tort: il est probablement trop fatigant pour un petit lapin de travailler avec des humains. Mais, avant d’avoir été si violemment secouée par le putois, elle disposait de suffisamment d’énergie pour le faire. Cependant la vie continua tant bien que mal pour la petite lapine.

Quant au putois, chacun sait que c’est une espèce tenace. Il revint quelques temps plus tard à la charge et un jour, sans que la petite lapine ne l’entende arriver, il fut devant elle. Elle le reconnut tout de suite et fut terrorisée. Le putois lui dit: » Que tu le veuilles ou non, nous sommes frère et sœur, porteurs d’une même âme, de par le pouvoir d’une fée. Maintenant, suis-moi, allons voir la fée. » Le putois avait beaucoup d’autorité, mais la lapine ferma les yeux le plus fort qu’elle put et se jura que personne n’était devant elle, ni son frère, ni quiconque. A nouveau, le putois se fâcha tout rouge, la frappa à la nuque, puis disparut.

Ce nouveau choc fut très pénible pour la lapine. Elle souffrait et était terrorisée. Une fois de plus, elle pensa que la cause de ses souffrances résidait dans son travail avec les humains. Il est vrai qu’il l’épuisait au-delà de ce que l’on peut imaginer. Elle décida de prendre de la distance d’avec les humains et de mener dorénavant une vraie vie de lapine, à réaliser de belles choses dans les vastes prairies.

Le putois n’avait cure des décisions de la lapine. Il décida donc de tenter encore une fois de l’aborder et se remit en route…

La lapine sursauta: le putois était là, devant elle. Mais, cette fois, elle décida que cela suffisait et, avant que celui-ci n’ait pu dire un mot, c’est elle qui se fâcha tout rouge. Elle approcha son visage de celui du putois (elle pouvait sentir dans son haleine les relents douceâtres de son dernier repas de sang, mais elle tint bon) et lui dit: « Maintenant, putois, frère ou pas frère, cela suffit. Je ne te permets pas de m’agresser de telle manière ! Aujourd’hui, je ne te laisserai pas faire. » et, dressée sur ses pattes arrières, flamboyante de colère, serrant ses petits poings, elle plongea son regard au plus profond des yeux de l’animal.

Et là, elle se tut: elle vit défiler dans ces eaux noirs toute la vie de ce carnassier: les mille oiseaux déchiquetés, les lapereaux exsangues, les carnages de grenouilles, l’odeur fade de la viande, le parfum de la peur de ses victimes, les longues heures de chasses solitaires passées dans la forêt profonde, mais elle tint bon. Elle vit aussi toutes les nuits de recherche du putois, le temps passé à guetter, à espérer apercevoir une petite lapine portant une lanterne. Tout au fond, vraiment tout au fond, elle vit – que c’était loin ! – une fée parlant au carnassier et entendit des paroles encore incompréhensibles. Et plus loin, aussi loin que peut porter le regard d’un être vivant, elle vit une enfant couchée sur le sol, immobile, ses mains tranchées. Alors elle vit une petite lapine léchant avec amour le sang de cette enfant aimée. Et dans la chaleur nouvelle qui montait le long des ses pattes et qui parcourait maintenant son échine, elle sut qu’il y avait beaucoup d’amour pour cette bête abhorrée, ce putois, ce frère de sang qui avait consacré la moitié de sa vie à la rechercher. Pour qu’une petite princesse puisse à nouveau croiser ses mains.

Pour Jaqueline.

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