ans de nombreux contes et légendes, on rencontre un type d’être bien particulier. Selon les régions, il est désigné par des noms différents: en Suisse Romande, on l’appelle servan(t).
Il n’est ni humain, ni animal, ce qui ne l’empêche pas d’être doté d’une certaine intelligence. Il peut être invisible ou visible, mais interfère avec les humains. Sa principale caractéristique est d’être capable d’agir sur le monde physique. Certains se montrent bienveillants et rendent volontiers service, alors que d’autres sont farceurs ou même franchement malveillants.
Les Servans en Suisse Romande
Voici quelques extraits de « Légendes des Alpes Vaudoises » par A. Cérésole (1885) qui cite les servans comme étant fréquents dans cette région et faisant l’objet de nombreuses légendes. Cérésole était pasteur, donc un intellectuel, et appartenait à une époque charnière où ces êtres étaient peu à peu relégués dans le folklore. Il a ainsi une position un peu distancée, tout en rapportant des histoires qui étaient considérées comme réelles par ceux qui les lui ont racontées. A cette époque, dans les Alpes, il semble qu’il existait encore beaucoup de récits rapportés par ceux-là même qui avaient eu affaire à des servans.
Plus anciennement, ces êtres avaient eu occasionnellement leur place dans l’histoire officielle: on trouve même, au XVIème siècle, des archives de ville évoquant des servans devenus franchement méchants et posant un problème à la communauté (Vevey).
Le servant est, dans nos montagnes vaudoises, le nom populaire de l’esprit familier ou du génie de la maison. C’est le lutin utile, farceur ou méchant qui hante les chalets, les étables et les vieilles demeures. Ailleurs, il porte des noms différents. Il est appelé follaton dans les montagnes du canton de Neuchâtel, – foulta dans le Jura bernois, – coqzwergi en Valais (de Zwerg, un nain, un pygmée), – Bergmännli dans les Grisons, – farfadet, solève en France, gobelin dans les campagnes normandes, – Kobold, Poltergeist, Heinzelmänchen dans les pays allemands, – Arvan, dans la mythologie des anciens Prussiens, etc.
Dans notre patois vaudois, le servan portait d’autres noms encore: outre le nom de servein ou servan, on l’appelait le serfou (montagnes de Montreux), —le nion ne l’oû (nul ne l’entend), quand il se cache dans les feuilles des arbres, — le chauterai, quand il saute sur les toits ou fait des gambades dans les ruines, dans les forêts, de branche en branche, — le fameïli, l’esprit familier, — le dié, le lutin, — l’hauskauairou (à la queue retroussée, kaua). Ce dernier nom est employé parfois pour menacer de son apparition les enfants méchants ou querelleurs. Aussi, avant de se livrer au sommeil, répétait-on jadis, dans certains hameaux écartés des Ormonts, la prière, ou plutôt la curieuse formule patoise que je vais citer et dont voici la traduction : « Dans mon lit blanc je me couchai; trois anges y trouvai, qui me dirent que dormisse bien, que ne me donnasse peur ni de feu, ni de flamme, ni de mort subite, ni d’acier trempé, ni de bois pointu, ni de pierre brisée, ni de poule piquante, ni du fantôme qui lève sa petite queue. Dieu bénisse les lattes et les chevrons et tout ce qu’il y a dans la maison! » — En patois : « Dein mon bllan li me cautzi; tré z’andze li trovi, ke me desiran ke bein dremisso, ke ne me baillasso poair, ne de foua, ne de hllama, ne de mor sebetanna, ne d’aci treinpa, ne de bou pointu, ne de pierra fratzcha, ne de dzenelie pekan, ne d’hauskauairou. Diu begne li latte et lou tsevron, et to cein k’i a dein la maison! »
Les services que rendaient ces esprits espiègles et malicieux étaient tout bénévoles, mais ils se dédommageaient en lutinant les maîtres ou les servantes. Ce qui les caractérisait, c’était plus que la petitesse, c’était l’invisibilité; c’était surtout leur nature capricieuse, tantôt serviable (comme le dit leur nom), tantôt rageuse, tantôt douce et tantôt portée à la taquinerie et à la vengeance.
Les servans de nos Alpes vaudoises ont plutôt laissé dans le peuple une réputation de « bons enfants, » d’aides aimables, quoique tant soit peu malicieux. Pour le pâtre ou l’agriculteur — maître ou valet, domestique ou servante — qui était assez heureux pour être honoré de leurs bonnes grâces, les peines de la vie étaient singulièrement facilitées. Grâce au servan, plus d’un labeur pénible se faisait pendant le sommeil du protégé. C’était le protecteur des enfants, des troupeaux, des biens, des champs, des propriétés lointaines, des chalets inhabités. Il pouvait servir de seconde conscience et d’épouvantail aux serviteurs infidèles, aux voleurs tentés de faire un mauvais coup.
Extrait de Légendes des Alpes vaudoises, A. Cérésole,
1ère éd. 1885
Origine des servans
Bien que leur origine ne soit souvent pas évoquée dans les contes et légendes, il semble bien qu’il ne s’agisse pas d’êtres de la Nature. On trouve parfois des descriptions de recettes permettant de les créer de toute pièce. On confine là à la magie. Ces recettes peuvent poser quelques problèmes pratiques, en particulier pour se procurer la matière première : les œufs de coqs noirs sont en effet, à ma connaissance, relativement peu répandus…
Dans d’autres cas, il est prétendu que ces êtres peuvent être créés par l’action de la volonté ou en exécutant certaines techniques psychiques. Si on trouve sur internet quelques relations, à mon sens peu convaincantes, de ce type de pratiques, il existe un texte intéressant d’Alexandra David-Neel décrivant une expérience qu’elle a faite lors d’un de ses voyages.
Alexandra David-Neel vécut de 1868 à 1969 (morte à 101 ans !). Wikipédia la présente ainsi: « de nationalités française et belge, [c’]est une orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra, franc-maçonne, journaliste, écrivain, exploratrice, et bouddhiste. Elle fut, en 1924, la première femme d’origine européenne à séjourner à Lhassa au Tibet. »
Elle a eu un engagement très actif dans le bouddhisme tibétain et a pratiqué dans ce cadre de nombreuses techniques de développement de pouvoirs psychiques et spirituels. C’était une femme qui en avait acquis un grand pouvoir de concentration. Il faut garder cela à l’esprit en lisant le récit suivant.
Dans un livre écrit en 1929 – soit bien avant que le bouddhisme tibétain soit à la mode, elle décrit ses expériences dans l’Himalaya en insistant sur les faits étranges dont elle a été témoin. Il faut se souvenir que le bouddhisme tibétain a intégré de nombreux aspects de la religion animiste originelle Bön qui comprenait beaucoup de techniques développant des pouvoirs hors du commun.
Dans le texte qui suit, après avoir vécu plusieurs expériences approchantes, elle décide de créer elle-même de toute pièce un être qui manifeste une certaine autonomie.
A noter pour comprendre ce texte:
- Elle utilise le terme de fantôme pour désigner l’être qu’elle a créé, sans qu’il faille penser au sens actuel d’âme en peine.
- Lorsqu’elle dit qu’elle n’est pas enfermée, elle signifie par là que ce n’était pas une période d’exercices spirituels qu’elle passait souvent enfermée dans une tente ou dans une petite hutte.
Quant à la possibilité de créer et d’animer un fantôme, je ne puis guère la mettre en doute.
Incrédule à mon ordinaire, je voulus tenter l’expérience moi-même et, afin de ne pas me laisser influencer par les formes impressionnantes des déités lamaïstes que j’avais l’habitude d’avoir sous les yeux, en tableaux et en statues, je choisis un personnage insignifiant: un lama courtaud et corpulent du type innocent et jovial. Après quelques mois, le bonhomme était formé. Il se «fixa» peu à peu et devint une sorte de commensal. Il n’attendait point que je pensasse à lui pour apparaître, mais se montrait au moment où j’avais l’esprit occupé de tout autre chose. L’illusion était surtout visuelle, mais il m’arriva d’être comme frôlée par l’étoffe d’une robe et de sentir la pression d’une main posée sur mon épaule. A ce moment, je n’étais point enfermée, je montais à cheval tous les jours, vivais sous la tente et jouissais, selon mon heureuse habitude, d’une excellente santé.
Un changement s’opéra graduellement dans mon lama. Les traits que je lui avais prêtés se modifièrent, sa figure joufflue s’amincit et prit une expression vaguement narquoise et méchante. Il devint plus importun. Bref, il m’échappait. Un jour, un pasteur qui m’apportait du beurre vit le fantôme, qu’il prit pour un lama en chair et en os.
J’aurais probablement dû laisser le phénomène suivre son cours, mais cette présence insolite commençait à m’énerver. Elle tournait au cauchemar. Je me décidai à dissiper l’hallucination dont je n’étais pas complétement maîtresse. J’y parvins, mais après six mois d’efforts. Mon lama avait la vie dure.
Que j’aie réussi à m’halluciner volontairement n’a rien de surprenant. La chose intéressante dans ces cas de «matérialisation » est que d’autres voient la forme créée par la pensée. Les Tibétains ne sont pas d’accord sur l’explication à donner à ce phénomène. Les uns croient qu’il y a réellement création d’une forme matérielle, les autres ne voient là qu’un cas de suggestion : la pensée du créateur du fantôme s’imposant involontairement à autrui et lui faisant voir ce qu’il voit lui-même.
Extrait de Mystiques et magiciens du Tibet, Alexandra David-Neel, Presses Pocket.
1ère édition 1929.
D’après ce texte, les caractéristiques les plus intéressantes de cet être sont les suivantes :
- Il jouit d’une certaine autonomie et d’un certain «pouvoir personnel» qui rend difficile sa «dissolution». Il semble aussi se modifier au cours du temps, sans que les causes de cette évolution soient définies.
- Il peut être perçu par d’autres sens que la vue (toucher).
- Il peut être perçu par d’autres personnes que son «créateur».
Un servan pas très doué
Il n’est pas facile de trouver une mention de ces êtres hors des travaux des folkloristes. Voici tout de même une description d’interaction avec un servan. Cette histoire incite à réfléchir à deux fois avant d’envisager de confier à un tel être l’exécution des tâches ménagères…
Ce récit est extrait d’une bibliographie de 1995 de Mme Blavatsky. Cet extrait fait une large place aux citations issues des mémoires d’Olcott (entre guillemets dans le texte ci-dessous).
Mme Blavatsky (d’origine russe, nommée H.P.B ci-dessous) et le colonel Olcott (colonel américain) fondèrent la Société Théosophique qui fit beaucoup pour ouvrir l’Occident (principalement anglophone) à la pensée orientale. De nombreux phénomènes étranges survenus autour de Mme Blavatsky sont rapportés par Olcott. L’anecdote date d’environ 1875 et se passe aux Etats-Unis.
L’affaire (…) concerne un lot de torchons. Ceux-ci brillant par leur absence dans la nouvelle maison, Olcott rapporte un après-midi un coupon de tissu où il en découpe une douzaine. H.P.B., qui est tout sauf une ménagère, veut aussitôt les mettre en service sans les ourler. Cela heurtait de front les canons de l’esthétique yankee et les protestations du colonel ont tôt fait d’amener un fil et une aiguille entre les mains de la « maîtresse de maison ».
L’ouvrage est à peine commencé qu’H.P.B. s’agite et donne un coup de pied sous la table en s’adressant à un invisible destinataire ;
elle lui lance :
– « Ôte-toi de là nigaud » !
– « Qu’y a-t-il ?» – demande le colonel.
– « Oh rien, seulement une petite bête d’élémental qui me tire par ma robe pour avoir quelque chose à faire. »
– « Quelle chance… voilà notre affaire ; donnez-lui ces serviettes à ourler. Pourquoi vous ennuyer à cela, et encore pour le faire si mal. »
Elle ne veut d’abord pas. Puis elle cède aux instances d’Olcott. Elle lui demande d’enfermer « les serviettes, les aiguilles et le fil dans une bibliothèque vitrée qui avait des rideaux verts et était à l’autre bout de la chambre ». Sitôt dit sitôt fait. Et la conversation de s’engager sur tout autre sujet, quoique touchant – cela va de soi – à l’Occultisme.
Au bout d’un quart d’heure, Olcott entend un son léger« comme un bruit de souris » sous la table. H.P.B. lui dit que « cette petite horreur » a fini les serviettes. Olcott va donc ouvrir la bibliothèque… et trouve la douzaine de pièces de tissu ourlées « … si mal, que la cadette d’une école de couture de salle d’asile n’aurait su faire pis ». Mais le travail était fait – constate-t-il, médusé -, en plein jour, à quatre heures de l’après-midi, sans que personne soit entré dans la pièce ni qu’H.P.B. ait bougé.
Extrait de Helena P. Blavatsky ou la Réponse du Sphinx, Noël Richard-Nafarre,
chez l’auteur, 1995.